Les règles de conflit de lois face à la télémédecine
Article By : Allem Boufallous
Comme tout service basé sur l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la télémédecine soulève des questions concernant le lieu où l’acte de télémédecine est réalisé. Pour une prestation de soins purement interne, les difficultés sont minimes. Mais elles deviennent beaucoup plus complexes lorsqu’il s’agit d’un exercice transfrontalier de la télémédecine. L’exercice transfrontalier de la télémédecine est reconnu par le législateur tunisien dans l’article 13 du décret présidentiel n° 2022-318 du 8 avril 2022, fixant les conditions générales d’exercice de la télémédecine et les domaines de son application, disposant : « L’exercice de la télémédecine, destiné aux patients résidents à l’étranger, par les médecins et les médecins dentistes relevant du secteur public ou du secteur privé, doit être déclaré préalablement aux services compétents du ministère de la santé et aux ordres professionnels concernés ». De même, l’article 25 dudit décret présidentiel ajoute que « les médecins et les médecins dentistes tunisiens exerçant à l’étranger peuvent, […], être autorisés par le ministre de la santé, […], à effectuer les actes de téléconsultation et ce à titre gratuit, à travers une plateforme dûment autorisée à cet effet en Tunisie ». Cependant, l’exercice de la télémédecine confronte le système juridique à des défis complexes, notamment en ce qui concerne la responsabilité civile. Lorsque la télémédecine est réalisée par-delà les frontières, cela soulève des problèmes de conflit de lois. « Le conflit de lois naît de la vocation concurrente de diverses lois étatiques à appréhender une situation juridique ». En d’autres termes, l’expression « conflit de lois » fait référence en droit international privé aux problèmes qui surgissent lorsque plusieurs lois appartenant aux systèmes juridiques différents prétendent régir une même situation. Étant donné les différences significatives entre ces lois, résoudre ce conflit implique de choisir une loi pour régir la situation plutôt que d’autres. Pour déterminer la loi applicable à un litige résultant de l’exercice transfrontalier de la télémédecine, on applique les règles actuelles de conflit de lois relatives aux rapports contractuels ou délictuels. Toutefois, l’application de ces règles n’est pas simple, ce qui nous conduit à poser la problématique suivante ; comment se caractérisent les règles actuelles de conflits de lois applicables à la télémédecine ? L’étude des règles relatives aux rapports contractuels révèle des lacunes en raison de la spécificité du contrat de télémédecine, tandis que les solutions prévues en matière délictuelle continuent à s’appliquer difficilement. Notre analyse portera, dans un premier temps, sur les règles lacunaires en présence d’un contrat de télémédecine (I), avant de s’intéresser aux règles difficiles à appliquer en l’absence d’un tel contrat (II). I : Des règles lacunaires en présence d’un contrat de télémédecine En principe, la loi applicable aux contrats est celle choisie par les parties contractantes conformément au principe général de la volonté des parties. Cependant, il semble que l’application de la volonté des parties est défaillante dans le contrat de télémédecine (A), en contrepartie d’un dépassement de ce principe (B). A) La défaillance de la volonté des parties dans le contrat de télémédecine Le libre choix des parties de la loi applicable découle essentiellement d’un principe ancré en droit : celui de l’autonomie de la volonté. À ce sujet, un bref tour d’horizon pourra donner une première impression sur ce principe en matière de droit international privé. Selon le Professeur Ali Mezghani, « la liberté contractuelle trouve à s’exprimer dans les relations internationales par la loi d’autonomie, celle qui permet aux parties de désigner le droit applicable au contrat […] ». Il en découle que le contrat est régi principalement par la loi choisie par les parties. Ce choix se justifie par la loi d’autonomie, s’agissant d’« une règle universelle connue de tous les systèmes juridiques étatiques ainsi que du droit transnational […] ». Selon le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu, l’autonomie se définit comme une « théorie fondamentale selon laquelle la volonté de l’homme est apte à se donner sa propre loi, d’où positivement pour l’individu la liberté de contracter ou de ne pas contracter ». Autrement dit, la loi d’autonomie est une règle de conflit permettant aux parties contractantes de choisir librement la loi applicable au contrat. « Il s’agit d’une forme atypique de règle de conflit car le critère de rattachement n’est pas d’ordre géographique mais purement subjectif, fondé sur la seule volonté des parties ». Les systèmes contemporains du droit international privé accordent une importance croissante à l’autonomie de la volonté. Ce phénomène est observé dans de nombreux domaines du droit et dans de nombreux pays, ce qui pourrait justifier son caractère de principe général du droit. Ce principe est repris par la Convention de Rome de 1980 et précisément par l’article 3§1, disposant : « Le contrat est régi par la loi choisie par les parties. […]. Par ce choix, les parties peuvent désigner la loi applicable à la totalité ou une partie seulement de leur contrat ». Par ailleurs, le règlement de Rome I sur la loi applicable aux obligations contractuelles reprend la même formule dans son article 3§1 : « Le contrat est régi par la loi choisie par les parties. […]. Par ce choix, les parties peuvent désigner la loi applicable à la totalité ou à une partie seulement de leur contrat ». De son côté, le Code de droit international privé (ci-après CDIP) accorde une place importante à l’autonomie de la volonté en matière de compétence législative. Ce principe est explicitement consacré par l’article 62 dudit Code, énonçant : « Le contrat est régi par le droit désigné par les parties […] ». Cette possibilité pour les parties de choisir la loi applicable comporte deux avantages principaux. D’un côté, elle permet de garantir une certaine prévisibilité des solutions dans la mesure où les parties pourront éviter les incertitudes relatives à l’absence d’un accord sur la loi applicable. Ainsi, les parties connaissent à l’avance la loi qui va s’appliquer à leur contrat. De l’autre côté, la faculté de choisir la loi applicable par les parties présente l’avantage de favoriser la neutralité. Cela veut dire que les parties peuvent opter pour une loi neutre au contrat, « une loi qui n’est pas celle de l’une d’entre elles ». Mais peut-on appliquer le principe d’autonomie de la volonté au contrat de télémédecine ? Dans le contexte particulier de la télémédecine, l’application de ce principe s’avère défaillante. Cela s’explique essentiellement par la spécificité du contrat de télémédecine, s’agissant d’un contrat « systématiquement tacite, non écrit, et la dématérialisation des prestations n’a pas influé sur cette tendance ». En d’autres mots, ce contrat « est oral sans formalisme se résumant à l’accord des deux contractants à savoir la proposition de soin et à l’acceptation pour le patient de recevoir un traitement. Ce contrat de soins et synallagmatique avec des obligations pour chacun des contractants : pour le médecin une obligation de soins et d’information vis-à-vis de son patient, pour ce dernier payer les honoraires du médecin ». Par voie de conséquence, bien que ce contrat soit synallagmatique, déterminant les obligations réciproques du patient et du professionnel de santé, il ne permet, en revanche, ni au patient ni au praticien de désigner préalablement la loi applicable au litige. Face à cette défaillance, il a été nécessaire de dépasser la volonté des parties en recourant à d’autres solutions